Chroniques

L’objet de ces chroniques est de rassembler des  » notes de lecture  » que les membres de l’association ont pu rédiger lors de leurs réunions mensuelles. Notes,  impressions,  opinions,  qui appartiennent à tous dès lors qu’elles sont partagées, espérant ainsi favoriser le goût de l’échange et de la découverte. Citons Voltaire :  » Il en est de livres comme du feu dans nos foyers : on va prendre ce feu chez son voisin, on l’allume chez soi, on le communique à d’autres et il appartient à tous. « 

Philippe VILAIN  //        » La  Fille  à  la  voiture  rouge  »        (Grasset, 2017)    Les romans de P. Vilain ne cessent de sonder le sentiment amoureux.                   Emma Parker, vingt ans, franco-américaine, rencontre un écrivain avec qui elle entretient une liaison. L’accord est parfait jusqu’au jour où l’écrivain narrateur apprend qu’un accident de voiture, causé deux ans auparavant, fait peser « dans et sur »  la tête d’Emma une épée de Damoclès. A tout moment elle peut décéder. Dans ce roman à l’écriture maîtrisée, faux-semblants, manipulation et mensonge ont leur rôle. Comme à son habitude,  P. Vilain  joue avec le réel et la fiction pour son plaisir et le nôtre.

TROIS POETES DE LEUR VIE  :  Stendhal, Casanova, Tolstoï de Stephan ZWEIG (1928)  Livre de poche N°9522.

Le très beau livre de Zweig sur une trilogie d’écrivains ! J’ai lu le chapitre concernant Casanova. (1725-1798) Quel admirable style que celui de Zweig, quel beau profil dessine-t-il du bel italien de Venise aux 480 maitresses (Simenon avec ses 300 femmes est loin de le rivaliser !) Zweig sait plonger dans l’esprit de cet homme, un homme sans morale aucune, mais de grande liberté c’est-à-dire sans attache même pour l’argent , lorsqu’il en avait, qu’il perdait au jeu. Il était dispendieux à tel point qu’il finira sa vie aux crochets d’un noble qui n’avait que mépris pour lui, mais qui lui accorda le travail de sa  bibliothécaire à gérer. Cette sinécure lui  permettra  de vivre la fin de sa vie, retiré du monde, confortablement. Il écrivit alors ses « mémoires » qui sont un tissu de mensonges, de tromperies, de vantardises comme toute sa vie le fut.
« Ce charlatan fameux », le « chevalier de Seingalt », « notre bon Giacomo », ce « fameux filou », un « petit bel esprit », ce « mondain », « le valet du hasard », « l’érotique professionnel », « l’aventurier malin », ce « dilettante achevé et universel », « ce navigateur de l’univers », « ce vieux commediante in fortuna » : dans Trois poètes de leur vie, les qualificatifs se bousculent sous la plume de Stefan Zweig dès lors qu’il s’agit de Casanova.
Il fut taillé pour lui et ses pareils ce demi-siècle avant la révolution. Cette bande de turlupins arrivaient à se faufiler dans les cours des puissants du monde d’hier avec pour tout bagage leur sans gêne…Zweig analyse cette situation, c’est-à-dire la facilité avec laquelle ces personnages arrivaient à franchir le seuil des palais et des châteaux. Il développera la théorie selon laquelle ce fut l’époque, 24 ans après la guerre de Sept Ans ((1756-1763) où l’Europe ne connut pas de conflits majeurs (C’est si rare !) Si pour le peuple à la guerre on s’y fait trouer la peau ou pour le moins on en revient estropié, pour la noblesse, le champ de bataille, était une bonne partie d’échecs en vrai, une belle part de jeu, d’exercices, de gloire promise ou comme au pharaon, jeu réputé de l’époque, on perdait surtout beaucoup d’argent. Mais on avait le talent de remplir les coffres les années suivantes tout en continuant de jouer! Aussi durant ces 24 années (1763-1789) avoir sous son toit ce genre d’individus sans foi ni loi, tel Casanova, les amusait à l’ultime condition qu’ils ne volassent pas trop ni qu’ils ne cajolassent pas outrageusement leurs légitimes. Casanova sut formidablement tirer son épingle du jeu de ces divertissements, avec une légèreté sans pareille, lui qui était digne d’un prince un jour et sans le sou le lendemain, allant même revendre ses culottes (on a retrouvé traces de ses navrantes transactions dans des archives). Aujourd’hui ici, demain là, d’autant que son identité était contingente aux recherches des fins limiers enquêtant pour le compte de princes floués qui souhaitaient une justice qui laverait une tache de leur honneur.
Zweig nous révèle dans son livre, la différence entre Casanova et Don Juan. Don Juan associait les femmes au mal, à la tentation. Il voulait les humilier en les possédant. Casanova, être superficiel s’il en fut, se moquait bien de toute cette rancœur du sexe fort . Il séduisait, il faisait l’amour. Il tentait aussi de rendre, de partager son plaisir, paraît-il, car les exégètes, je suppose, ne tenaient pas la chandelle lors de ses « exploits » avec ses maîtresses, heureuses, le souhaitait-il, le temps d’une étreinte.
Ce qu’aimaient les femmes en lui ? Il ne leur promettait pas d’amour éternel. Il n’était que chair, que sexe et il disparaissait laissant le souvenir furtif d’un « bon moment ». Il n’y revenait pas deux fois, ou rarement. Tout sexe, il fréquentait les femmes des plus basses conditions aux plus grandes princesses qu’il séduisait par son physique, sa voix, son charme, sa manière d’être (on supposera que ces qualités il les réservait à « la haute ». Pour les pauvres filles des bordels, il prenait moins de précautions). Quatre syphilis, de nombreux duels lui ont laissé des traces honorables ou infamantes comme ses années de prison à Venise, le pont des Soupirs : il connaît. Casanova ne vivait que pour vivre, intensément et surtout vivre libre adoptant la doctrine de ces turlupins , secte qui se répandit au 14° siècle, adeptes du libre esprit, qui soutenaient qu’on ne doit avoir honte de rien de ce qui est naturel. Et Stefan Zweig de conclure « ce qui montre le génie de Casanova, ce n’est pas la façon dont il écrit et conte sa vie, mais la façon dont il l’a vécue ».

«Voies endormies » de Dulce Chacon (écrivaine engagée, morte en 2003 à l’âge 49 ans)
Livre romancé à partir de « vrais témoignages » de ce qu’ont vécu des femmes durant la guerre civile de 1936 à 1939 en Espagne.
Cette Hortensia accusée d’avoir participé à un acte de guérilla, condamnée à mort, elle sera exécutée après la naissance de son enfant.
Il y a aussi Tomasa dont les quatre fils, la belle fille et le mari ont été jetés par-dessus le pont du fleuve. Elle ne veut pas raconter son histoire. Dans les prisons franquistes, on s’échange, comme un trésor, ses bandes hygiéniques à valeur de pain de cette martyre qui sera fusillée. L’entraide de rien…épouvantable. Pauvres femmes, encore.
Pauvres femmes de tous les pays. Martyrisées, tuées, assassinées par des hommes imbéciles, lâches, faibles, malheureux d’eux-mêmes… Mais l’homme pisse debout, c’est là sa force !
Un livre nécessaire pour ne pas oublier, surtout en ces temps.

Maupassant. Biographie d’Henri Troyat. (Flammarion 1992 )
Ah l’animal priapique ! Comme l’écrit Henri Troyat. Les femmes en raffolaient de cette force de la nature et même, cligne de l’œil l’infâme Troyat, les dames de la haute ! Comme si…pour le mariage c’était râté « La femme est l’ennemie inévitable et indispensable. Il faut l’utiliser et la dominer. » Paraît que Schopenhauer en pensait tout autant.
Rebutant, odieux, abject Maupassant : « Je trouve décidément bien monotones les organes à plaisir, ces trous malpropres dont les véritables fonctions consistent à remplir les fosses d’aisances et à suffoquer les fosses nasales. L’idée de me déshabiller pour faire ce mouvement ridicule me navre et me fait bailler d’ennui. » (Extrait de « Inutile beauté »).
En 1891, Guy de Maupassant avait confié à José Maria de Heredia : « Je suis entré dans la littérature comme un météore, j’en sortirai comme un coup de foudre ». Riche, célèbre et mort à 42 ans et 11 mois d’une syphilis mal soignée au quelle se mêle des antécédents de paranoïa, de folie héritée de la branche maternelle. (Mère dépressive, frère mort fou) Des descendants ? On en connaît au moins trois avec certitude : il n’a jamais voulu les reconnaître. Mais combien d’autres qui se croient de leur vrai père, celui qui les a élevés je veux dire. Ce Maupassant-là me dégoûte.
Lamentable pour ce que fut Maupassant. Lamentable pour le peu de crédit que j’accorde à l’auteur qui ne s’honore pas de ce volume qu’il a écrit parmi tant et tant d’autres. Lamentable cet écrivain facile, pour le peu de respect qu’il eut envers les femmes, nos compagnes, nos amies, qu’il a tant « utilisées ». Lamentable…et la fin du livre et encore plus lamentable pour nous décrire l’anéantissement d’un homme.
Je n’aurais pas dû croiser ce livre…Tant mieux cependant.

L’arbre d’obéissance” de Joel Baqué. ( 2019 éditions POL) Histoire d’ermite, ici Syméon, qui s’installa, pour celui-là, au sommet d’une haute colonne dans le désert de Syrie. Précisons : il s’agit ici d’un ermite anachorète c’est-à-dire d’un religieux qui vit retiré de la communauté des hommes afin de mener une vie ascétique. Il mènera une vie de prières et eucharistique (L’eucharistie fut instituée par Jésus-Christ, qui, la veille de sa Passion, distribua du pain et du vin aux apôtres en leur disant : “Ceci est mon corps… Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang… Faites ceci en mémoire de moi.”)

Syméon donc et plus précisément Syméon-le-Stylite l’Ancien (vers 390-459), a été le fondateur d’une forme particulière d’ascétisme qui consistait à demeurer retiré au sommet d’une colonne, en prière. Sa vie est rapportée par trois textes, deux vies en grec et une en syriaque… et le quatrième, ce beau livre de Joël Baqué.

Syméon vécu une quarantaine d’années au sommet de plusieurs colonnes successives de plus en plus hautes. À sa mort son corps fut transporté à Antioche puis à Constantinople. Et on décida alors de construire autour de la dernière colonne du saint un centre de pèlerinage. Vous pourrez vous y rendre en désignant à votre GPS le lieu de Qal’at Sem’an. Préfecture d’Alep. Syrie. Le sanctuaire de Saint-Syméon érigé à la fin du Ve s. autour de la colonne du premier stylite constitue la figure emblématique de l’ensemble des “anciens villages de la Syrie du Nord” inscrits en 2011 sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Ce n’est pas rien !

Joël Baqué, l’auteur, sait avec grand talent du métier d’écrivain nous initier à ces vies de souffrances qu’on vécut ces hommes pour se délivrer de toutes les tentations des démons qui les dominaient et les attiraient dans les mailles de leurs filets pour les éloigner de leur dieu rédempteur. Les femmes en particulier étaient interdites dans leur environnement et tout ce qui de près ou de loin auraient pu les dissiper de leurs prières, péroraisons, méditations tout entières tournées vers l’Unique.

Joel Baqué nous crée un –vrai- adolescent de seize ans, Théodoret, du village de Tillina, dont l’occupation est de s’occuper des bêtes de la ferme de ses parents, bons Coptes, très pieux et craignant dieu autant que leur imagination le leur permettait (page 16). Il est amoureux de Marya dont il ne peut s’approcher au-delà de trente pas. Il se contentera de regarder l’eau du puits qui tentera de garder à sa surface le visage de l’aimée, de sauvegarder dans ses mains la corde de ce puits d’où vient de tirer un seau d’eau la jeune fille, pour deviner la chaleur de ses mains. L’amour, le grand amour pur, fort. Et soudain une voix qu’il avait entendue non pas avec ses oreilles, mais de toute son âme : “Tu serviras le Seigneur” (Page 14). Adieu ferme, chèvres et cochons et surtout adieu Marya (La couleur du regard de Marya ne m’importerait désormais pas davantage que le nombre d’écailles du lézard).

N’écoutant que l’appel de dieu et bravant les coups de son père (C’est donc par respect pour dieu et par amour pour moi, dont la prétention devait être extirpée de ma carcasse que mon père m’administra la bastonnade, dont les vertus multiples faisaient partie de ses croyances les plus fermes ( page 16) il part vers le couvent voisin, à quelques jours de marche, malgré que le père Paphnuce, son curé, celui qui lui donna les rudiments de la lecture et de l’écriture, attribua l’écoute de “la voix” à un manque d’expérience des messages célestes. Rien ne détourna Théodoret de sa décision de rejoindre les moines du couvent voisin malgré quelques mésaventures qui tentèrent de le détourner de sa folle décision orgueilleuse aux dires de chacun.

L‘auteur nous fera vivre les grandes faiblesses de Théodoret de Syr, théologien et historiographe chrétien de langue grecque, dont la vie fut une sécession d’épreuves et surtout la révélation de sa misérable condition. Il fait référence toute sa vie durant à ce fameux Syméon qui fut son maître, son modèle (il garda par-devers lui, la brique d’argile portant l’empreinte et la sueur de Syméon) dont il n’atteignit jamais la hauteur de la cheville dans l’exercice de sa foi. Ainsi l’enfant devint évêque, biographe reconnu de son saint prédécesseur, récompensé ici-bas par son dévouement à la cause…et le beau livre de Joël Baqué !
Enfin un livre de notre temps où l’on retrouve la bonne et belle écriture d’un vrai créateur qui nous démontre une fois encore que notre faiblesse s’avère sans limites et qu’elle est le seul infini que nous pouvons connaître.

Georges RODENBACH  //   » Bruges-la-Morte «   (Garnier-Flammarion 1998)

Hugues Viane ne se console pas de la disparition de sa femme. Il habite Bruges dont l’eau stagnante des canaux convient à son deuil. Il erre dans le labyrinthe des rues, croise une inconnue dont la silhouette, la démarche et le visage le frappent de stupeur.   » Comme elle ressemblait à la morte «  se dit-il… Publié en 1892, le chef d’oeuvre de Rodenbach a vraisemblablement inspiré Alfred Hitchcock pour son film  » Vertigo «  connu aussi sous le titre « Sueurs froides ». Si le roman vous a plu, précipitez-vous sur  » Le carillonneur «  autre roman, autre chef d’oeuvre ayant pour cadre, de nouveau, Bruges.

Denis THERIAULT  //   » Le facteur émotif  »  (Le Livre de Poche, 2017)

Facteur indiscret, Bilodo s’amuse parfois à lire le courrier des autres. Il décolle l’enveloppe le soir chez lui, lit la lettre qu’il dépose dans la boîte aux lettres du destinataire le lendemain. C’est ainsi qui’il fait la connaissance de Ségolène qui correspond avec un certain Grandpré. Les correspondants s’échangent des haïkus, poèmes courts traditionnels japonais. Au fil de ses lectures, Bilodo devient amoureux. C’est alors qu’un événement va changer le cours de sa vie. Un roman court et rondement mené qui, pourtant, dévoile trop les ficelles de sa construction. Au demeurant, plaisir de lecture.

Philippe VILAIN  //  « Pas son genre »  (Editions J’ai Lu, 2012)

Né en 1969, Philippe Vilain est l’auteur d’une dizaine de romans et d’essais qu’il présente comme une exploration de la conscience amoureuse. L’amour est en effet la grande affaire de P. Vilain.  » Pas son genre  » relate la relation sentimentale que nouent Clément, le narrateur du roman, professeur de philo exilé dans le Nord de la France et Jennifer, une coiffeuse d’Arras. Elle est jolie, sérieuse et loyale. Il la désire mais peine à l’aimer vraiment. Tout les oppose l’appartenance sociale, le langage et les intérêts culturels. On retiendra que ce roman propose une réflexion sur le choix amoureux, la discrimination des sentiments, l’absurde de l’amour qui, parfois, nous fait choisir des partenaires qui ne sont pas notre genre. Ce roman a été adapté au cinéma par Lucas Belvaux en 2012.

Gao Xingjian  //  « La montagne de l’âme »  (Editions de l’aube, 2000)

Chine, années quatre-vingts, un homme part à la recherche d’une mystérieuse destination : la Montagne de l’Âme. il traverse un pays tout juste relevé de la Révolution culturelle. Il découvre des contrées aux traditions ancestrales, partage des moments de bonheurs simples avec les paysans, vit de brefs moments d’intimité avec des jeunes femmes, recueille des confidences parfois drôles, parfois terribles. En parallèle, il nous fait part de son voyage intérieur. Ses émotions, ses douleurs, ses doutes, les souvenirs vivaces de son enfance, forment un itinéraire plus rude et plus chaotique que le voyage à proprement parler… Un grand et vaste roman comme la Chine. Gao Xingjian, prix Nobel de littérature en 2000.

Haruki Murakami  //  « Profession romancier »  (Editions Belfond, 2019)

Dans un essai intelligent Haruki Murakami se raconte et porte un regard sincère sur le métier de romancier. Tout en exprimant ses réflexions et en révélant l’origine de son métier, le romancier dévoile les coulisses de son quotidien où dominent la persévérance et la patience. Il revient également sur la genèse de ses romans , du tout premier au plus récent. Assurément une oeuvre généreuse et sensible qui s’adresse aux curieux et aux écrivains en herbe.

Laurent Mauvignier  //  « Histoire de la nuit »  (Editions de Minuit, 2020)

Tous les protagonistes du roman ont en commun l’impression d’avoir été humiliés et veulent « solder les comptes, coûte que coûte« . De la nature des comptes en question, il faut dire le moins possible, pour préserver intacte la découverte du lecteur que la tension saisit dès le début sans faiblir sur plus de 600 pages. Tout juste peut-on dire qu’il s’agit d’un huis clos : dans un minuscule hameau, une fête d’anniversaire est interrompue par l’irruption de trois hommes. Au fil des pages, plus la phrase s’allonge, plus l’angoisse augmente, et plus le lecteur est attentif à ses ondulations, ses changements de rythme, ses volutes digressives et plus le suspense s’accroît.

(d’après R. Leyris).